Le projet One Clause : ou comment les DJ s'emparent du sujet
Le Projet One Clause : Ou comment les directions juridiques s’emparent du sujet de la réversibilité des données dans les contrats avec les legaltechs
Cette initiative, portée par l'expertise collective, promet de définir un cadre vertueux de bonnes pratiques contractuelles pour l'écosystème des legaltechs françaises. Avez-vous déjà été confronté à la nécessité de changement d’un logiciel CLM ou corporate ? Avez-vous déjà été mécontent d’un outil, et souhaité en changer ? Avez-vous déjà hésité à recourir à un outil numérique, ne sachant tout simplement pas exactement où iront ensuite vos données et comment les récupérer ?
Un enjeu crucial
Avec la transformation des pratiques de travail à l’ère des nouveaux outils numériques et l’accélération générale de la digitalisation, les directions juridiques ont de nouveaux contrats à négocier, et pas des moindres : ceux avec les éditeurs de logiciels qui leurs fournissent les solutions CLM, Corporate et autres. Pourtant, ils sont souvent moins étudiés et négociés que d’autres - le syndrome du cordonnier mal chaussé ? Ils représentent pourtant un enjeu colossal en termes de données commerciales et corporate, et l’enjeu quant à la réversibilité de cellesci lorsque l’on souhaite changer de fournisseur de solution est de nature à susciter de nombreuses crispations. « Un autre enjeu peut tenir dans la protection des secrets des affaires au sens des articles L. 151-1 et suivants du Code de commerce. Pour mémoire, le texte prohibe la divulgation de toute information confidentielle, ayant une valeur commerciale effective ou potentielle et ayant fait l’objet de mesures raisonnables de protection. Lorsque l’entreprise client mettra fin au contrat qui la lie à un éditeur de logiciel, elle souhaitera s’assurer que ses données sensibles resteront confidentielles. » ajoute Louis Thibierge, Agrégé des Facultés de Droit, Professeur à Aix-Marseille Université et Avocat au Barreau de Paris.
Vers une initiative majeure pour l'écosystème des Legaltech françaises
Fort de ce constat, Emilie Calame, ancienne administratrice de l’AJFE, Fondatrice de la Commission Legal Ops et du cabinet Calame spécialisé en Legal Operations a décidé de rassembler autour de la table les acteurs majeurs de l’écosystème Legaltech et les associations professionnelles représentatives des intérêts de la profession. Ainsi, l’AFJE (notamment ses commissions Digital et Data ainsi que Legal Operations) et La Factory du Cercle Montesquieu ( se penchant tout particulièrement sur les enjeux digitaux ), le FLIT Network (réseau des juristes de la frenchtech), et Open Law se sont mis à pied d’œuvre depuis mai dernier. Ensemble, ils collaborent avec les acteurs de la Legaltech volontaires pour trouver un accord quant à ce sujet de la réversibilité de la donnée, tant d’un point de vue technique, que juridique, les deux étant régulièrement intrinsèquement liés.
En effet à date, la disparité des pratiques liées à la réversibilité des données dans les contrats IT engendre des obstacles majeurs lorsqu’un client souhaite résilier son contrat, et changer de fournisseur de logiciels. Parmi ces difficultés très concrètes rencontrées, on cite les formats non standardisés et donc non exploitables ni par la direction juridiques ni par le service provider repreneur, des délais de restitution variés pouvant aller jusqu’à plus de 6 mois, la difficulté de récupération de l’intégralité de la donnée contractuelle ou corporate en un export unique (et lorsque l’on parle de centaine de milliers de contrats, l’export individuel est particulièrement peu approprié…), l’impossibilité de migration simplifiée entre les plateformes se succédant, ou encore les enjeux relatifs au business day to day qui perdure bien pendant le laps de temps durant lequel l’accès à l’ancienne plateforme est coupé, mais que la suivante, si elle est opérationnelle dans les faits, n’a pas pu reprendre l’historique des contrats (aussi appelé «legacy » et qui peut se chiffrer en années et en centaine de milliers de contrats en fonction de la taille de l’entreprise). L’ensemble de ces enjeux mis bout à bout a pu créer, de fait, une réelle captivité de certains clients auprès d’éditeurs de logiciels ne permettant pas une telle réversibilité dans les faits.
Les acteurs de l’écosystème, qu’il s’agisse de legaltechs plus récentes ou de sociétés conseil externes ont pu constater une certaine réticence à la digitalisation des Directions Juridiques par crainte de ces problématiques auxquelles un certain nombre d’entre elles a déjà été confronté. Face à ces enjeux, une réponse juridique et technique, standardisée afin de faire émerger au-delà même d’un consensus, un vrai « best market practice » labelisé, s'érigeait comme une réponse nécessaire. C’est le cabinet Allen & Overy qui porte ce projet pro-bono d’un point de vue rédactionnel, notamment l’équipe de Laurie-Anne Ancenys, responsable du département Tech& Data, bien conscients des enjeux rencontrés par les directions juridiques dans ce domaine.
Un enjeu de souveraineté publique
Cette initiative s’inscrit également dans la droite ligne des projets portés par les pouvoirs publics et notamment par Jean-Noël Barrot, Ministre Délégué chargé de la Transition numérique et des Télécommunications. C’est le cas notamment du projet de loi visant à sécuriser et réguler l’espace numérique (SREN) afin d’adapter le droit français pour y intégrer les trois règlements européens adoptés lors de la présidence française de l’Union européenne en 2022 que sont le DSA, le DMA et le DGA*.
Le texte entend garantir aux utilisateurs le « libre choix des fournisseurs de service cloud répondant au mieux à leurs besoins » avec notamment « l’interdiction des frais de transfert de données imposés pour bloquer les clients artificiellement » mais aussi « l’interopérabilité des services cloud afin de concrétiser le droit à la portabilité des données d’une entreprise chez un autre fournisseur ou d’avoir plusieurs fournisseurs pour réduire sa dépendance ».
Ainsi au cœur des enjeux stratégiques des services juridiques des entreprises, l'harmonisation de la clause de réversibilité dans les contrats IT avec les legaltech françaises s'érige en pierre angulaire pour une fluidité du marché, mais plus encore pour une véritable compétitivité du marché français. Car à l’étranger et notamment dans les pays anglo-saxons où la maturité digitale est plus avancée, cet enjeu a été pris à bras le corps et l’interopérabilité entre logiciels est plus aisée, conduisant de nombreuses entreprises françaises à recourir à des solutions anglaises ou américaines.
C’est pourquoi cette initiative d’envergure – la première à rassembler autant d’acteurs représentant de la profession – vise à établir une clause de réversibilité standardisée, favorisant ainsi un écosystème dynamique et des relations contractuelles transparentes au sein des entreprises utilisatrices et des fournisseurs de solutions technologiques juridiques dans le meilleur intérêt de tous.
Migration et portabilité, les enjeux finaux
Car au-delà de la « simple » réversibilité, ce vers quoi l’écosystème tend à terme est la migration et portabilité de la donnée pour les contrats Legaltech.
De la même façon que les lois Chatel du 28 juillet 2005 et les lois Hamon du 17 mars 2014 ont régulé la question de la migration et de la portabilité pour les consommateurs en matière d’assurance ou de téléphonie afin de mettre fin aux abus et protéger les consommateurs afin que le marché réponde à leur meilleur intérêt, le projet One Clause vise à s’atteler à résoudre cet enjeu d’un point de vuesectoriel et non législatif.
« On songe aussi au récent Data Act adopté par l’Union européenne, lequel instaure, en matière de données collectées par les objets connectés (IoT) une portabilité particulièrement vigoureuse. Le détenteur de données est contraint de contracter avec le destinataire de données qui en fait la demande, en vue de lui transférer les données, qu’il le veuille ou non. Et ce transfert non désiré doit se faire à des conditions dictées par le Data Act. Là encore, l’Union européenne prend acte de la valeur de la donnée et encourage son transfert. » précise à nouveau le Professeur Louis Thibierge.
Le projet One Clause a ainsi un double enjeu. Il se concentre dans un premier temps sur le sujet de la réversibilité de la donnée.
Dans un second temps, il ambitionne de proposer une standardisation des éléments contractuels essentiels dans ces services level agreements telles que les définitions contractuelles, la clause de limitation de responsabilité, ou encore la clause attributive de compétence. L’objectif là encore, serait de faire négocier par des acteurs compétents du côté des instances associatives représentatives de la profession un contrat le plus standardisé possible – ou a minima avec les clauses best practise acceptables de tous – afin d’en faire bénéficier les directions juridiques qui ne disposent pas de telles compétences en interne, mais également d’accélérer le cycle de signature de ces contrats afin de favoriser la digitalisation des départements juridiques. « Une comparaison pourrait être utilement tirée de la pratique de la FIDIC (Fédération Internationale des Ingénieurs Conseils) à en matière de construction. Après consultation des principaux acteurs du marché, cette fédération met à disposition des modèles types de contrats utilisables suivant les différentes configurations souhaitées par les clients (construction, design, construction et remise d’une usine clés en main, etc). Une autre comparaison pourrait être faite avec les Principes d’Unidroit relatifs aux contrats du commerce international. Là aussi est proposé un corps de règles standardisées, applicables sur demande à tout contrat du commerce international. » ajoute le Professeur Louis Thibierge.
Prochaines Étapes et Conclusion
La collaboration entre les acteurs clés de l'écosystème legaltech français vise à démontrer qu'une harmonisation est possible, favorisant ainsi l'adoption de solutions technologiques et simplifiant la transition entre les services providers. Cette initiative, appuyée par des associations professionnelles, vise à promouvoir la compétitivité basée sur la qualité des produits et services plutôt que sur des éléments de rétention artificiels.
Une signature des parties prenantes devrait avoir lieu courant mars. Si l’initiative vous intéresse, n’hésitez pas à vous rapprocher d’Olivier Forêt en charge de la Commission Digital & Data sur ce sujet, ou de Martin Pailhes en charge de La Factory correspondant pour le projet One Clause.
Témoignages et Citations
Audrey Déléris & Pierre Landy, Co-fondateurs du FLIT Network, encouragent une concurrence saine au sein de l'écosystème legaltech.
Emilie Calame, CEO de Calame : « La circulation de la donnée est un gage d'efficacité des processus métiers de l'entreprise dont le juridique, mais également le business. Il est inenvisageable de devoir renoncer à toute votre donnée contractuelle au motif qu’il n’existe pas d’uniformisation de la restitution de la donnée entre éditeurs de logiciels. C’est l’objet même de ce projet. »
Cédric Pierre, Legal Operations Manager chez Amundi : « À titre d'exemple chiffré, chez Amundi la migration de toutes nos données représenterait plus de 40 000 contrats à transférer dans un format incertain et dans un délais inconnu. Sans clause type de réversibilité, cela serait extrêmement difficile et chronophage ! »
Frédérique Minelle, Responsable Juridique Legal Operations Officer du Groupe Rocher : « Pour nous le principal écueil n’est pas lié à la transmission des données au prestataire suivant, mais à la défaillance du prestataire actuel qui de facto n’assure plus la maintenance de son outil devenu obsolète. Comment s’assurer de pas perdre nos data ? Comment les récupérer pour continuer leur exploitation par nos soins ? »
Julie Leon Dufour, Head of Legal and Compliance chez Webhelp : "j'ai été confrontée au sujet il y a quelques années et je confirme que la restitution des données contractuelles a été tellement complexes que nous avons dû finir par en abandonner la majeure partie et repartir de quasiment zéro...! Une très grosse déception pour l’équipe quand nous avons dû arriver à cette conclusion, et surtout quelle perte de temps, d'énergie, d'argent et d'efficacité tant pour l'entreprise que pour la direction juridique de n’avoir plus d’historique ! Une clause de réversibilité standard telle qu'elle émerge du projet One Clause aurait évité une telle déconvenue et rend ce projet fondamental pour les directions juridiques. Au-delà de ce qu’une telle clause permettrait de retrouver une plus grande confiance dans les beaux acteurs françaises au cœur de la digitalisation de nos entreprises. J'engage tous ceux qui sont concernés par ces difficultés à se faire connaître auprès de l'AFJE pour appuyer ce projet !"
Nicolas Bodin, Head of Legal & DPO chez Shadow : "Il est critique pour les entreprises d'avoir la possibilité de se tourner vers les prestataires qui proposent la solution la plus pertinente et la plus en adéquation avec leur besoin. Dans ce cadre, le verrouillage d'un client par une réversibilité incomplète et/ou dommageable est absolument inacceptable. En proposant aux éditeurs d'adhérer à des pratiques communes et une base saine, le projet One Clause permet de s'assurer que le paramètre principal qui guide le choix du prestataire soit bien sa compétitivité."
Marion Varin, Legal Operations Manager chez Renault : « Le projet One Clause est d’un véritable intérêt pour les directions juridiques tant les difficultés sont nombreuses quant à la portabilité des données lors d’un changement de prestataire. Nous l'avons expérimenté chez Renault en nous heurtant à de nombreuses difficultés tant informatiques que business. La mise en place d’un tel projet va permettre un gain de temps non négligeable pour les juristes dans le cadre de la renégociation des contrats IT en cas de volonté de changement de prestataire ! »
Tristan Carayon, Responsable Juridique de Value Retail, et Vice-Président de l’AFJE : « La question de la réversibilité des données est d’autant plus majeure, compte tenu des enjeux de protection des données et de souveraineté qu’elle porte en creux, et en parallèle de compétitivité du marché français des legaltech. Combien d’entreprises françaises se tournent vers des prestataires angloaméricains alors qu’elles pourraient recourir au marché français si cette question du stockage, de la restitution des données et de la portabilité était adressée en France ? »
Laurie-Anne Ancenys, Counsel en charge de l’activité Tech & Data au sein du bureau de Paris d’Allen & Overy : « Notre implication au sein du projet One Clause nous permet de continuer à être un acteur majeur de la transformation du secteur juridique de par notre expertise technique reconnue dans le domaine. »
Jean-Philippe Gille, Président de l'AFJE : « L'initiative One Clause incarne brillamment la maturité et le dynamisme de notre écosystème juridique. En ce carrefour d'interactions, les professionnels du droit et leurs partenaires ne se contentent pas de se réunir : ils échangent des idées, débattent avec passion, se soutiennent mutuellement et se stimulent dans un esprit de challenge constructif. C’est là l'essence même d'une filière juridique unie et intelligente, diversifiée dans ses talents mais unie dans son objectif : la poursuite et la réalisation de succès collectifs. »
*Le règlement sur les services numériques (DSA), le règlement sur les marchés numériques (DMA) et le Règlement sur la gouvernance des données (DGA).