Une direction juridique au cœur du business

Depuis bientôt deux ans, Adam Smith est directeur juridique du groupe international de haute technologie Safran. Ce cinquantenaire franco-britannique intervient comme un véritable business-partner au sein de l'entreprise. Sa mission : sécuriser un maximum toutes les activités du groupe et redoubler de créativité dans la recherche de solutions juridiques.

 

Affiches Parisiennes : Comment voyez-vous votre mission au sein d’un groupe international comme Safran ?

Adam Smith : La mission principale de notre service juridique est d’utiliser le droit comme levier d’une croissance pérenne pour le business. On veut être partenaire de confiance du business à travers toutes ses étapes, afin de protéger le groupe en le conseillant de façon indépendante. Les juristes doivent sécuriser les contrats – d’achat, de vente –, protéger notre propriété intellectuelle, et accompagner la commercialisation des produits et des flux de revenus connexes. C’est donc une mission de sécurisation qui nous est confiée, pour l’ensemble des activités de Safran, croissance externe comprise, avec l’intervention des juristes spécialisés en fusion-acquisition qui accompagnent chaque projet.

Je pense que Safran a compris que les juristes doivent intervenir au plus près des affaires. Nous sommes vraiment des business-partners, à l’instar de beaucoup de juristes d’entreprise d’aujourd’hui. Le juriste est membre à part entière de l’équipe de projet, tout comme le financier, le stratège ou même de l’ingénieur.

A. P : Votre travail est aussi censé être créatif puisqu’il est orienté business…

A. S. : En effet, l’innovation est un point clé chez Safran. Nos juristes se doivent d’être tout aussi créatifs que les ingénieurs dans la recherche de solutions juridiques à une problématique business et pour ce faire, il faut parfois avoir le courage de penser autrement.

A. P. : Un colloque organisé par l’AFJE présentait le juriste 4.0. Quelle représentation en avez-vous ?

A. S. : Notre profession a déjà beaucoup évolué depuis une vingtaine d’années. Les juristes d’entreprise, comme les avocats, font à présent face au développement des nouvelles technologies. La question est de savoir quelles seront nos missions respectives dans 20 ans, quand on sait qu’un système informatique est aujourd’hui capable d’éditer des contrats. Bientôt, même les applis pour smartphones s’en chargeront…

La prestation intellectuelle du juriste change et va changer de nature dans les prochaines années. Nous avons deux façons de nous adapter. La première, est d’intervenir plus en amont  dans l’élaboration de la stratégie contractuelle de l’entreprise ; ou bien de suivre beaucoup plus en aval l’exécution du contrat, à travers toutes les étapes du « contract management ». C’est, par exemple, le modèle que Thalès a adopté. Dans ce groupe, les juristes et les contract managers travaillent au sein d’une même direction.

L’autre possibilité est de se focaliser davantage sur tout ce qui est conformité, dans le sens le plus large, pas uniquement l’anti-corruption que l’on trouve dans les grandes entreprises, mais en mettant toute l’activité en conformité avec des réglementations internationales de plus en plus complexes, auxquelles nous sommes de plus en plus confrontés. Le juriste d’entreprise assure alors une fonction plus proche de la gouvernance, faisant en sorte que l’entreprise respecte le « fair dealing » dans ses affaires.

A. P. : La profession de directeur juridique dans 20 ans est donc plus sûre et pérenne que celle d’avocat ?

A. S. : Les cabinets d’avocats sont actuellement confrontés à beaucoup d’enjeux. C’est une profession très concurrentielle. Il suffit, pour s’en persuader, de lire quelques blogs sur les problématiques de « big law », avec ces grands cabinets où les avocats sont si spécialisés qu’ils n’appréhendent plus un projet dans son intégralité. Ces cabinets perdent des collaborateurs après cinq ou six ans à cause de cette hyper spécialisation qui conduit les avocats à se sentir trop éloignés du terrain.

C’est d’ailleurs une bonne nouvelle pour les directions juridiques qui peuvent embaucher ces femmes et ces hommes qui arrivent avec une formation pointue et une certaine rigueur. En revanche, je pense qu’il y aura toujours une place pour les avocats qui apportent une véritable expérience.

 

« Notre profession a déjà beaucoup évolué depuis une vingtaine d’années. Les juristes d’entreprise, comme les avocats, font  à présent face au développement des nouvelles technologies. La question est de savoir quelles seront nos missions respectives dans 20 ans. »

 

A. P. : Vous êtes donc globalement optimiste ?

A. S. : Oui, je suis plutôt optimiste. Parfois, quand des avocats viennent me voir, je leur dis que nous avons déjà un « cabinet » de 120 juristes internes. Ce n’est pas évident de voir ce qu’un autre cabinet va nous apporter. Beaucoup d’entreprises ont aujourd’hui ces ressources juridiques qu’elles n’avaient pas il y a 15 ou 20 ans pour gérer des problèmes juridiques complexes et dont le coût revient évidemment moins cher que des avocats. En revanche, j’ai parfois besoin soit de quelqu’un de très pointu sur un domaine particulier, ou d’une intervention dans une juridiction particulière, soit d’une grosse machine pour une affaire lourde. Il y a donc de la place pour les avocats et pour les juristes.

A. P. : Le juriste d’entreprise a-t-il également une implication dans la RSE ?

A. S. : Cela dépend de l’organisation de l’entreprise. Pour moi, la RSE est effectivement une composante du grand volet gouvernance dont j’ai parlé précédemment. Il est de plus en plus important pour une entreprise de respecter les normes de soft law qui vont de la santé-sécurité au travail au droit de la concurrence, en passant par les droits humains et le droit social.

Autrefois, les gouvernements édictaient les façons de procéder en matière business. Aujourd’hui, avec l’ouverture internationale, les règles deviennent extra-gouvernementales : elles sont définies sur un plan géopolitique. De surcroît, le contrôle même de ces règles est externalisé vers la société civile et les ONG. En Angleterre, une loi récente illustre cette évolution, le « Modern Slavery Act » - l’esclavage moderne -, pour laquelle il n’y a pas de sanction en tant que telle. La seule sanction est liée à la réputation de l’entreprise prise en faute. Le législateur a considéré que ce n’était pas la peine d’imaginer un programme de « law enforcement » pour ce texte. L’entreprise qui ne respecterait pas les règles pâtirait d’une très mauvaise image de marque. C’est l’amorce d’une stratégie que l’on voit apparaître en France, notamment avec le projet de loi qui vise à contrôler les fournisseurs afin de s’assurer que toute la chaîne d’approvisionnement est saine. De même, le projet de loi Sapin II pour la transparence de la vie économique pourrait imposer aux entreprises françaises la mise en place d’un programme de « compliance » anti-corruption, ainsi que la transaction pénale en droit financier, comme on l’a déjà vu en Angleterre, en Allemagne, en Italie… 

A. P. : La compliance est également du ressort de la direction juridique ?

A. S. : Cela dépend de la particularité de chaque entreprise, chez Safran, la compliance est séparée du service juridique. Dans d’autres entreprises, par exemple le directeur juridique d’Airbus est aussi secrétaire général et Chief Compliance Officer. L’avionneur européen a donc su créer un véritable rôle du directeur juridique qui siège au comité exécutif et qui veille sur l’ensemble des problèmes juridiques du groupe. C’est assez visionnaire… et force est de constater que c’est un Anglais qui a ce poste…

A. P. : En tant qu’avocat anglais, vous connaissez la problématique du secret des affaires. En France, les juristes d’entreprise se battent pour la confidentialité de leurs avis, une chose reconnue dans les pays anglo-saxons. Pourquoi le juriste d’entreprise a-t-il besoin de cette protection ?

A. S. : Nos juristes travaillent dans le respect absolu des principes d’intégrité professionnelle, tout comme les avocats. En fait, ce n’est pas le juriste qui a besoin de la confidentialité, mais l’entreprise elle-même. Quand le juriste fournit son avis en interne, celui-ci n’étant pas couvert par le legal privilege, il peut être divulgué, lu, entendu… par les autorités. Cette situation place donc les entreprises françaises dans une position difficile vis-à-vis de leurs concurrentes européennes.

 

« Un avocat détaché en entreprise sera toujours trop éloigné de la prise de décision et de la réalité des affaires de l’entreprise. Il aurait un peu le comportement du vieux juriste français des années 1950 qui rédige un avis de quinze pages qu’au final, personne ne lira. Exactement ce que les chefs d’entreprise n’ont ni envie ni besoin... »

 

A. P. : Cette absence de confidentialité vous gêne-t-elle dans votre quotidien ?

A. S. : Les juristes d’entreprise travaillant en France ont compris comment vivre avec cette contrainte qui ajoute des coûts. Chaque fois que nous souhaitons avoir la confidentialité d’un avis, il nous faut faire appel à un avocat. C’est d’ailleurs cela que ces derniers ont compris. Ils craignent aussi que les juristes d’entreprise leur prennent des dossiers. Ils n’ont qu’à regarder partout ailleurs dans le monde pour voir que ce n’est pas du tout le cas.

Je pense aussi que les chefs d’entreprise n’ont pas tous compris l’enjeu puisque ça a toujours été comme ça en France. Ils n’ont pas compris que cela les mettait dans une position concurrentielle défavorable.

Les juristes d’entreprise parlent de cela depuis 20 ans, pas les chefs d’entreprise. Les juristes n’ont peut-être pas réussi à faire passer le message. Les patrons étrangers qui viennent travailler en France doivent trouver cette situation bizarre, pas les patrons français.

A. P. : En tant qu’administrateur de l’AFJE, sur quels dossiers travaillez-vous actuellement ?

A. S. : Je suis un tout nouvel administrateur de l’association. Pour l’instant, je suis là pour écouter et pour apprendre avant d’apporter ma pierre à l’édifice. Si je peux être utile, c’est à travers mon profil international, mes contacts avec le barreau anglais et avec d’autres organisations de juristes d’entreprise internationales.

A. P. : Le CNB serait pour un statut d’avocat détaché en entreprise… Qu’en pensez-vous ?

A. S. : Pour l’entreprise, cela ne présente aucun intérêt par rapport à l’avocat qui reste dans son cabinet. L’avantage du juriste d’entreprise, c’est qu’il 

appartient à l’entreprise et qu’il est présent en permanence. Un avocat détaché ou qui exerce une profession libérale au sein d’une entreprise sera toujours trop éloigné de la prise de décision et de la réalité des affaires de l’entreprise. Il aurait un peu le comportement du vieux juriste français des années 1950 qui reste dans son bureau en attendant les dossiers et qui rédige un avis de quinze pages qu’au final, personne ne lira. C’est cela l’avocat libéral détaché en entreprise, exactement ce que les chefs d’entreprise n’ont ni envie ni besoin…

A. P. : Face à cette uberisation annoncée, la valeur ajoutée devient ainsi la pierre angulaire de votre mission ?

A. S. : Nous devons effectivement nous concentrer sur la valeur ajoutée, sinon notre profession sera vite oubliée. Nous devons créer de la valeur en tirant parti des opportunités juridiques : on n’est pas juste un centre de coût. Le rôle du directeur juridique est donc d’être un « consigliere », un guide, auprès de la direction générale, quelqu’un de neutre qui apporte une sagesse à travers un respect de la gouvernance de son entreprise et du monde des affaires en général. C’est un peu le rôle actuel du directeur juridique américain. En France, nous n’y sommes pas encore, mais cela viendra… un jour.

A. P. : Le fait qu’il existe un lien entre le groupe Safran et l’État rend-il votre travail complexe ?

A. S. : Cela n’a finalement que peu d’impact pour moi. Nous nous devons d’être aussi respectueux du droit que n’importe quelle entreprise, tout simplement. J’étais auparavant directeur juridique du groupe DCNS qui est détenu à 65 % par l’État. Là non plus, la question ne se posait pas. Notre direction juridique fonctionne comme dans toute autre entreprise qui a ou non l’État comme actionnaire mais ça nous donne parfois des problématiques plus originales dans nos dossiers.



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Publié le 15/04/2016


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