Restriction de concurrence par objet
Le 3 avril 2025, l’AFJE et le cabinet McDermott Will & Emery ont organisé un atelier autour du thème de la restriction de concurrence par objet et le retour sur les 10 ans de l’arrêt Cartes bancaires et ses implications actuelles, animé par Frédéric Pradelles associé du département concurrence, Stanislas de Guigné (TotalEnergies, co-responsable de la commission d’experts Concurrence de l’AFJE), le professeur Rafael Amaro (université Caen Normandie) et Tristan Lécuyer (RBB Economics). Résumé des échanges.
L'arrêt Cartes bancaires : une référence en droit de la concurrence
La notion d’objet anticoncurrentiel n’est évidemment pas nouvelle dans le contentieux du droit de la concurrence (elle remonte au Traité de Rome et a été définie pour la première fois par la Cour de justice de l’Union européenne en 1966). Mais cité dans près de 150 affaires devant l’Autorité de la concurrence, la Commission européenne et les cours françaises et luxembourgeoises depuis sa publication le 11 septembre 2014, soit plus d’une fois par mois depuis plus dix ans, l’arrêt Cartes bancaires constitue incontestablement une référence lorsqu’il s’agit de déterminer si des contrats ou des pratiques commerciales et tarifaires d’entreprises risquent d’enfreindre le droit de la concurrence, sans qu’il soit même nécessaire d’en apprécier les éventuels effets sur le marché.
Désignant tout accord ou pratique présentant « un degré suffisant de nocivité » à l’égard de la concurrence, l’objet anticoncurrentiel s’examine de manière restrictive et à l’aune de trois critères fondamentaux : « la teneur des accords ou des pratiques visés, leurs objectifs et enfin le contexte économique et juridique dans lequel ils s’insèrent ».
Revenant sur quelques décisions et arrêts marquants rendus depuis l’arrêt Cartes bancaires, les intervenants ont pris le temps de rappeler les deux catégories de pratiques anticoncurrentielles par objet qui sont généralement distinguées de nos jours.
Deux catégories de pratiques anticoncurrentielles par objet
D’une part, celles qui sont manifestement nocives au regard de l’expérience ou constituent de par leur nature même une restriction de concurrence par objet. Il s’agit notamment des pratiques les plus communément sanctionnées par l’Autorité de la concurrence en France :
- ententes sur les prix (40 %),
- répartition de marché ou de clientèle (15 %)
- ou encore limitation de la production et boycott (5 %).
D’autre part, les pratiques dont la nocivité est moins évidente et/ou moins connue, pour lesquelles un examen individuel circonstancié et plus approfondi du contexte peut s’imposer. En effet, au-delà du traditionnel cartel vigoureusement interdit, de nouvelles pratiques sont apparues depuis 2014 et sont susceptibles d’être désormais regardées comme anticoncurrentielles par leur objet même (ex. clauses de non-débauchage, paiements de compensations ou de reports d’entrée dans le secteur pharmaceutique, etc.).
Par ailleurs, deux affaires récentes, relatives aux accords de durabilité pour les émissions de voitures (2021) et à des communications concernant la présence ou non de bisphénol dans les contenants alimentaires (2023), ont retenu l’attention des experts en raison de la sévérité des amendes infligées aux entreprises ou associations mises en cause alors que les autorités de concurrence commençaient tout juste à voir la « qualité environnementale » d’un produit comme un paramètre de concurrence. Les autorités n’hésitent pas à reconnaître une « nocivité particulière » aux discussions visant à neutraliser la concurrence naissante sur le niveau d’atteinte à l’environnement.
Application de la notion de restriction de concurrence par objet dans le cadre de pratiques verticales
La conférence a également été l’occasion de dresser un bilan rapide de la tendance récente (première condamnation en France en 2018) et croissante de l’application de la notion de restriction de concurrence par objet dans le cadre de pratiques verticales (ex. accords de distribution, imposition de prix, ventes en ligne, etc.). Exemples à l’appui, les intervenants ont insisté sur la nécessité pour les entreprises de bien prendre la mesure de cette contrainte juridique dans la rédaction de leurs accords et l’adoption de leur politique commerciale et tarifaire. En effet, malgré le rappel de l’exigence probatoire forte par la CJUE dans l’arrêt Super Bock (2024) et l’annulation pour défaut de preuves suffisantes de prix imposés au regard du contexte factuel par la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Apple (2022), plus de 95 % des ententes verticales suspectées par les autorités de concurrence d’avoir un objet anticoncurrentiel sont aujourd’hui condamnées.
Les intervenants se sont donc penchés sur les moyens de défense à la disposition des entreprises afin d’éviter d’être poursuivies pour des pratiques qui auraient le cas échéant un objet anticoncurrentiel. En dehors du rappel de quelques règles élémentaires pour éviter que des maladresses transforment un état de fait en entente irréversible ainsi que du rôle central du juriste d’entreprise pour contextualiser et rationnaliser les positions en interne, les experts ont également souligné le rôle de l’analyse économique qui peut mettre en avant des effets pro-concurrentiels d’un projet d’entreprise et, dans certains cas, de remettre en cause la qualification-même d’objet anticoncurrentiel, ce qui a des incidences sur l’appréciation de la gravité des pratiques et par ricochet sur le montant de l’amende. A titre d’illustration, un focus particulier a été proposé sur les échanges d’informations sensibles entre concurrents, à qui les autorités prêtent souvent un objet anticoncurrentiel, beaucoup plus rarement un simple effet anticoncurrentiel (affaire des titres-restaurants, 2019) et ces autorités doivent parfois bien admettre que des échanges d’informations sensibles n’ont aucun objet ou effet anticoncurrentiel, permettant ainsi aux entreprises d’échapper à toute sanction pécuniaire (affaires des loueurs de voitures, 2017 et des produits électroménagers, 2024).
En fin de compte, alors qu’il visait initialement une suspicion de cartel dans le monde bancaire, l’arrêt Cartes bancaires a largement élargi son spectre au cours de la période 2014-2024 pour concerner dorénavant tout type de pratiques (horizontales ou verticales) et tous les secteurs de la vie économique (distribution, industrie, grande consommation, numérique, etc.), ce qui doit pousser les autorités à examiner rigoureusement le contexte et inciter les juristes d’entreprise à la plus grande vigilance.