« Notre priorité est de comprendre le champ des possibles de l’IA »
Magali Rohart, co-responsable de la commission Immobilier de l’AFJE, est la directrice juridique, fiscale et compliance d'Auchan Retail France, une direction qui a récemment remporté le hackathon interne du groupe. Sa devise ? Comprendre le champ des possibles de cette technologie incontournable.
Entretien mené par Florence Leandri
Comment définiriez-vous l’approche d’Auchan à l’égard de l’IA ?
Magali Rohart (MR) : Auchan a identifié il y a déjà plusieurs années l’importance et le potentiel de la data ; le recrutement à l’époque d’un DSI/directeur data très pointu sur l’IA puisqu’il avait participé auprès des instances publiques, nationales et européennes, aux réflexions et à l’élaboration des textes sur ce sujet, en témoigne. La création de l’équipe data qui s’en est suivie et qui a permis une centralisation des données, a favorisé le développement d’outils business. Les développements actuels ont pour objectif de mieux travailler grâce à l’IA et englobe le codage et le développement d’outils reposant sur l’IA générative pour différentes fonctions et en particulier nos magasins. Avec un triple impératif : l’intérêt stratégique dans la chaîne de valeur, la sécurisation et l’optimisation.
Comment votre direction juridique appréhende-t-elle l’IA ?
MR : Avec le postulat suivant : l’IA générative est désormais incontournable mais encore expérimentale. Elle constitue pour notre direction juridique, fiscale et compliance une étape supplémentaire d’une démarche volontariste d’automatisation. Et une opportunité pour travailler mieux et plus vite en nous focalisant sur ce qui apporte de la valeur ajoutée à l’entreprise. D’où une ouverture qui dépasse le Legal Ops et qui consiste à chercher des pistes pour accélérer en s’inspirant de ce qui existe dans d’autres univers, par exemple depuis l’arrivée de ChatGPT dans le champ des usages personnels … Notre priorité est de comprendre le champ des possibles d’autant que le marché des LegalTech est de plus en plus structuré et riche en nouveautés liées à l’IA, ce qui permet de cerner le potentiel de cette technologie. La mise en place de notre CLM a d’ailleurs été sur ce point très instructive.
Quels projets s’appuyant sur l’IA ont été actés, développés ou sont à l’étude au sein de votre direction juridique ?
MR : Le CLM, un outil externe, a été déployé au premier semestre 2023. Nous avons par ailleurs contribué au développement en interne d’un outil destinée à accompagner les acheteurs lors de la campagne annuelle de négociations avec les fournisseurs qui est encadrée dans un délai légal. C’est la première année que nous pouvons nous appuyer sur cet outil qui permet, dans la phase des relectures des CGV fournisseurs, de mieux identifier les désaccords et donc de définir bien plus précisément le cadre de la négociation à venir. Et tout récemment la direction juridique France a remporté l’hackathon interne au groupe, organisé par les équipes data, à destination de toutes les directions métiers, international compris. Dans ce cadre nous avons pu porter un projet qui nous tenait à cœur depuis plus de deux ans : créer un assistant virtuel de la direction juridique, fiscale et compliance. Nous avions donc déjà un objectif précis, de la data disponible et des bibles centralisant les questions juridiques récurrentes, identifiées auprès des magasins et des services d’appui. Durant la journée de l’hackathon, nous avons, grâce à l’appui des équipes data internes et des équipes Google, défini les fonctionnalités possibles. La solidité de nos sources de données et de leurs mises à jour a été un élément crucial. Le volontariat était le fondement de ce travail sur cet assistant virtuel. Mais nous avons veillé à ce que toutes les expertises présentes dans la direction soient représentées durant l’hackathon pour représenter au mieux les besoins clients. Sur les 30 personnes qui composent l’équipe, sept étaient engagées. Notre assistant virtuel, qui dépasse le cadre purement juridique, pour traiter également des questions fiscales, d’assurances ou de compliance est en développement depuis novembre. Sa sortie est prévue pour le printemps 2025 et il a vocation à s’adresser aux 55 000 collaborateurs du groupe et à toutes les fonctions : en magasins, mais également marketing, RH, ou supply chain par exemple. Prochaine possible étape : un outil de ticketing afin de centraliser et d'orienter les demandes de second niveau, cette data pouvant de fait alimenter et enrichir notre assistant IA le cas échéant.
Quels apports et leçons tirez-vous de ces conduites de projet ?
MR : Sur le sujet IA, les questions des biais et de l’éthique ainsi que des droits d’auteur et plus largement de la propriété intellectuelle des outputs sont majeures et doivent être pris en compte. Mais l’enjeu premier me semble lié à la data, tant la qualité des données qui alimentent et entraînent l’IA, que la confidentialité indispensable pour préserver les secrets d’affaire de l’entreprise qui développe le projet.
Quels paramètres vous semblent essentiels dans la conduite des projets IA ?
MR : L’accompagnement des équipes pour saisir le fonctionnement de l’IA et s’assurer d’un bon niveau de Les membres de la direction juridique, fiscale et compliance d'Auchan Retail France ayant participé à l'hackathon interne livrable est crucial. Cela veut dire entre autres choses, comprendre quelles données servent à nourrir l’IA et comment, cerner les biais et comment les éviter, quels contrôles mettre en place ou encore comment rédiger de bons prompts.
Quels risques avez-vous identifiés et comment les avez-vous surmontés ?
MR : Je pourrais parler bien évidemment des biais, des hallucinations et de la sécurisation ou de l’actualisation des données alimentant l’IA. Mais j’ai envie d’évoquer plutôt la résistance au changement et l’anxiété face à la technologie transformante qu’est l’IA. Et cela signifie pour les managers de créer des moments d’échanges sur cette technologie et ses implications et d’investir dans les formations nécessaires pour lever les freins et craintes.
Que peut attendre selon vous une direction juridique de l’IA ?
MR : À date, du gain de temps et de l’efficience. Dans différents domaines dont les recherches documentaires, la rédaction des clauses, la synthèse, par exemple les mémos de contrats, de lois, de textes. Mais aussi dans la gestion de projets et dans la création de supports ; d’ailleurs tout ce qui relève du legal design me paraît à terme absorbable par l’IA ; d'ici à cinq ans, l’IA devrait changer notre manière d’appréhender la stratégie contentieuse et la négociation contractuelle.
Un conseil à partager ?
MR : L’IA est incontournable mais pas insurmontable : il faut donc s’y intéresser et se former, et ensuite former son équipe. C’est notre responsabilité de managers de garantir l’efficience et l’employabilité des équipes. Former c’est aussi éviter l’utilisation sauvage, qui est la pire des solutions.