« Ne pas concentrer l’expertise IA sur un trop petit nombre de personnes »
Geoffrey Delcroix est le directeur de l’innovation du département juridique d'Ubisoft, une fonction rare. Convaincu depuis longtemps de la richesse des interactions entre innovation et juridique, il prône une approche exploratoire de l’IA et veille à la diffusion et au partage des connaissances sur ce sujet.
Interview de Florence Leandri
Comment définiriez-vous l’approche d’Ubisoft à l’égard de l’IA ?
Geoffrey Delcroix (GD) : Une approche exploratoire, qui est d’ailleurs dans l’ADN d’Ubisoft qui crée et distribue des jeux vidéo depuis près de 40 ans et a donc une culture de l’innovation et de la créativité. Face à une innovation, on avance pour chercher comment s’en servir sans attendre que cette technologie soit mature. Cet état d’esprit explique aussi pourquoi il y a six ans la direction juridique a voulu se doter d’une équipe d’innovation, positionnée dans une démarche de Legal Ops dédiée à la transformation de la direction juridique. Il est rare d’avoir au sein d’une direction juridique un centre de gravité incarnant l’innovation aussi claire et doté de ressources propres !
Comment votre direction juridique appréhende-t-elle l’IA ?
GD : Tout a débuté au second semestre 2022 via les questionnements juridiques de nos collègues créatifs découvrant les nouveaux outils de génération d’images. Lorsque fin 2022 est arrivé la version de ChatGPT qui a tant fait parler, nous étions donc déjà sensibilisés dans la direction juridique. Cela nous a permis, outre les questions juridiques relatives à l’IA générative, de réfléchir tout de suite à comment celle-ci pouvait être mise au service de la direction juridique.
Quels projets s’appuyant sur l’IA ont été actés, développés ou sont à l’étude au sein de votre direction juridique ?
GD : D’abord, nous avons fait de l’IA un sujet de débats au sein de l’équipe au complet. Que savez-vous sur l’IA ? Quels outils d’IA utilisez-vous déjà ? Quelle est votre perception de l’IA ? : différents ateliers réunissaient les juristes par groupes de sept à dix, durant deux heures. Cela a permis d’évaluer les décalages et d’aborder les anxiétés. Notre deuxième angle d’attaque a concerné l’apprentissage et la montée en compétence collective de l’équipe juridique soit 70 personnes en France, au Canada… Ces séances d’appropriation s’adressaient à tous car notre premier objectif était d’installer chacun dans un bon niveau de confort vis-à-vis de cette technologie. Pour des juristes, être à l’aise avec le vocabulaire et les concepts relatifs à l’IA est essentiel à leur adoption. Notre second objectif était pratique : comment bâtir un prompt de bonne qualité ? Quels sont les conseils d’utilisation ? Troisième angle : des tests d’outils internes et externes avec en appui le développeur informatique de l’équipe innovation de la direction juridique. Enfin nous avons eu un temps d’échange et de cartographie exploratoire sur les cas d’usages souhaités par les membres de l’équipe.
Quels apports et leçons tirez-vous de ces conduites de projets ?
GD : Je vais partir d’un exemple tiré de nos tests d’outils. Nous avons utilisé les modèles existants d’IA en passant par les serveurs Microsoft Azure d’Ubisoft pour garantir la sécurité et la confidentialité requises. Sur ces bases, nous avons créé un chatbot pour la direction juridique avec un cadre d’exercice très précis visant à définir sa mission : être l’assistant de la direction juridique. Nous avons pour cela présenté l’équipe et défini le rôle que l’on assignait à ce chatbot. C’ est un outil customisé mis à la disposition des juristes depuis mars 2024 et à qui ils peuvent demander de l’aide pour rédiger une clause, préparer une négociation… Première leçon : la construction d’un outil délivrant du juridique pour des juristes permet d’éviter que des hallucinations soient prises pour des vérités et préserve l’esprit critique nécessaire face à ce qui est généré. Une ouverture de l’outil à d’autres fonctions de l’entreprise est envisagée : cela impliquera de mieux maîtriser les risques d’erreurs. Seconde leçon, utiliser cet outil aide les juristes à définir à quoi l’IA va nous servir vraiment. Avant cela, les idées de cas d’usages étaient peu variées et assez génériques. Désormais c’est plus concret et bien plus sophistiqué.
Quels paramètres vous semblent essentiels dans la conduite des projets IA ?
GD : L’enjeu de propriété intellectuelle sur les données d’entraînement et les résultats de sortie est crucial pour Ubisoft. Cela nécessite de comprendre comment les outils sont entrainés. Obtenir une création cohérente et utilisable est aussi un vrai enjeu. Savoir d’avance ce qui va marcher et ce qui ne va pas marcher avec ce type d’outils reste encore un vrai défi. Il faut accepter une posture très expérimentale, ce qui n’est pas toujours facile.
Quels risques avez-vous identifiés et comment les avez-vous surmontés ?
GD : Avec l’IA, le premier risque est selon moi l’attentisme. D’où notre approche exploratoire c’est-à-dire prudente mais dynamique pour gagner en maturité rapidement sans attendre que toutes les questions aient une réponse non équivoque. Le second risque est d’être paralysé par l’anxiété. C’est un réflexe normal et à vrai dire ces outils posent d’immenses questions éthiques, environnementales... La familiarité avec les outils apporte des réponses à ce questionnement mais elle le nourrit aussi en ce qu’elle révèle la probable transformation en profondeur des métiers. Se pose alors la question de la place de l’expertise humaine, de son périmètre, de son imbrication avec l’outil. Si l’on ne se confronte pas à ces outils, il est encore plus difficile d’en parler et l’on cache cette anxiété derrière une forme de dénigrement.
Que peut attendre une direction juridique de l’IA ?
GD : À date, une forte accélération dans l’exécution de tâches répétitives ou ennuyeuses. La génération de mémos sur les contrats avec des styles et formats différents se fait ainsi très rapidement. Dans les cinq ans à venir, l’IA délivrera beaucoup plus de valeur ajoutée, notamment sur la négociation, sur l’argumentaire, via des outils accompagnant à plus haut niveau les juristes et une hybridation plus construite entre l’outil et l’humain.
Un conseil à partager?
GD : Il faut accepter d’être en posture de débutant, de découverte, collectivement et individuellement. Si tout le monde doit s’approprier l’IA, tous ne le feront pas de la même manière ni à la même vitesse. Il faut veiller à ne pas concentrer l’expertise d’explorateur sur un trop petit nombre de personnes. C’est pourquoi nous avons créé au sein de la direction juridique d’Ubisoft un club des explorateurs constitué de 12 personnes ayant accès à des outils sous licence contre trois exigences : une utilisation proactive, des feedbacks réguliers à l’équipe innovation de la direction juridique, et des relais auprès de leurs collègues.