Confidentialité & Affaire Technicolor

 

L’AFFAIRE TECHNICOLOR : JURISTES D'ENTREPRISE MOBILISEZ VOUS !

 

 

 Jean-Charles Savouré, Président d'honneur de l'AFJE

 

Loin d’en faire une question corporatiste, les juristes d’entreprise français ont toujours cherché à placer la question du legal privilege sur le terrain de l’intérêt de l’entreprise et de sa compétitivité. A cela deux raisons principales : d’une part, si l’on veut bien admettre que la pérennité d’une entreprise ne peut plus aujourd’hui se concevoir sans un engagement fort de celle-ci en faveur d’une politique active de conformité à la règle de droit, il est nécessaire que l’avis juridique interne puisse s’exprimer librement (c’est à dire sans risque que cet avis se retourne contre l’entreprise auquel il est destiné). D’autre part, dans un monde de plus en plus marqué par la globalisation des échanges, il importe de s’assurer que les entreprises françaises disposent des mêmes outils que leurs homologues étrangères, notamment dans les litiges qui les opposent.

 

C’est à propos de ce deuxième point qu’un arrêt de la Cour de cassation du 3 novembre 2016 (Cass.1re 3 nov 2016, N°15-20-495) vient fournir aux juristes un cas pratique auquel il n’est pas exagéré d’accorder une importance emblématique. 

 

Les faits d’abord : deux entreprises sont en litige à propos d’une question de stratégie d’exploitation de brevets. L’une, Métabyte, société américaine, se prétend victime d’un comportement déloyal du groupe français Technicolor. Celui-ci, actionnaire majoritaire d’une autre société américaine, MNI, aurait conduit cette dernière à se dessaisir, à vil prix, de son portefeuille de brevets dans les mains d’une autre filiale du groupe Technicolor, sans prendre en compte la proposition d’achat de Metabyte, par ailleurs également actionnaire de MNI.

Pour étayer ses allégations, l’entreprise américaine a recours à l’article 145 du Code de Procédure civile qui, rappelons-le, permet au juge statuant sur requête ou en référé, d’ordonner toute mesure d’instruction légalement admissible » lorsqu’il existe « un motif légitime de conserver ou d'établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d'un litige.

La procédure : Par ordonnance du 14 mai 2013, il est fait droit à cette requête. Trois sociétés françaises du groupe Technicolor se voient donc enjointes de produire tous documents, dossiers, données informatiques, fichiers, courriels et informations en rapport avec les faits rapportés, et notamment les échanges intervenus avec une liste de personnes dénommées, en ce compris le Vice President and General Counsel d’une filiale américaine du groupe Technicolor supposée être intervenue dans les faits (à noter que la requête incluait par ailleurs le Corporate General Counsel du la filiale américaine, ainsi qu’un directeur juridique du groupe français, ces deux noms n’ayant pas été repris par l’ordonnance mais sans que cela porte, semble-t-il, à conséquence étant donné l’emploi de l’adverbe notamment dans la décision).

L’ordonnance est exécutée et un grand nombre de pièces sont donc saisies par l’huissier commis par la décision.

Saisi par Technicolor, le Président du tribunal de commerce de Nanterre rejette la demande de rétractation mais, relevant l’incertitude concernant la juridiction (française ou américaine ?) devant laquelle la demanderesse assignerait au fond, décide néanmoins que les pièces saisies doivent être conservées sous séquestre au motif que certaines d’entre elles, constituées d’échanges avec des avocates d’entreprise, pourraient être couvertes par le legal privilege, si le droit américain devait être appliqué au litige à venir entre les sociétés.

Le fond de l’affaire : On ne s’étendra pas sur la question de savoir si la juridiction compétente pour statuer sur ce litige était la juridiction française. Ce point, d’ailleurs, ne faisait pas débat entre les parties, seule une juridiction française étant habilitée à décider de l’applicabilité ou non de l’article 145.

Ne faisait pas davantage débat le point de savoir si les communications échangées avec les juristes internes des sociétés américaines impliquées étaient bel et bien couvertes par le legal privilege américain. Sur ce point, Technicolor produisait une opinion d’un cabinet américain confirmant que tel était bien le cas.

 

La question essentielle était : L’article 145 peut-il permettre de saisir et de communiquer des pièces que l’on sait couvertes par un privilège de confidentialité conféré par une loi étrangère?

 

C’est sur cette question que la Cour de cassation, reprenant l’analyse de la Cour d’appel de Versailles, apporte une réponse qui, sans être illogique, n’en reste pas moins très préoccupante pour les juristes d’entreprise français et les entreprises qu’ils ont pour mission d’assister.

Que dit, en effet la Cour de cassation ?

Censurant l’analyse du Tribunal de commerce (dont la décision avait entre-temps été déjà censurée par la Cour de Versailles), elle précise tout d’abord que l’article 145, dont la mise en œuvre relève de la loi française, n’impose pas au juge de caractériser le motif légitime d’ordonner une mesure d’instruction au regard de la loi susceptible d’être appliquée à l’action au fond, et que seul lui incombe le devoir de vérifier que les mesures ordonnées sont celles prévues par le code de procédure civile, ce qui était le cas en l’espèce, s’agissant d’une mesure de constatation prévue à l’article 249 dudit code.

Mais, surtout, par un surprenant attendu, la Cour de cassation approuve la Cour d’appel d’avoir considéré que le secret des affaires et le secret professionnel ne constituent pas en eux-mêmes un obstacle à l’application de l’article 145, ajoutant tout de même – et presque de façon contradictoire – que seule la communication des correspondances entre avocats reste protégée conformément à l’article 66-5 de la loi n°71-1130 du 31 décembre 1971. Cet article, rappelons-le, dispose qu’en toutes matières, que ce soit dans le domaine du conseil ou dans celui de la défense, les consultations adressées par un avocat à son client ou destinées à celui-ci, les correspondances échangées entre le client et son avocat, entre l'avocat et ses confrères à l'exception pour ces dernières de celles portant la mention " officielle ", les notes d'entretien et, plus généralement, toutes les pièces du dossier sont couvertes par le secret professionnel.  

Résultat : les juristes internes américains, fussent-ils eux-mêmes avocats et, à ce titre, bénéficiaires d’un privilège de confidentialité au titre du droit américain, n’ayant pas la qualité d’avocat au regard du droit français, leurs avis ne sont pas couverts par cette disposition du droit français.

 

Que retenir de cette affaire ?

A propos du recours à l’article 145 du code de Procédure civile: Certains parmi les juristes d’entreprise se demandent encore si l’énergie que déploient leurs associations à se battre en vue de l’obtention du legal privilege est vraiment pertinente. Se référant à quelques rares affaires emblématiques (AMS, Akzo), l’intérêt de cette question, se demandent-ils, n’est-il pas réservé au domaine, finalement assez restreint, des grandes affaires de l’antitrust ? A-t-on raison, poursuivent-ils, de se focaliser ainsi sur cette question alors que celle-ci, à la différence des pays de common law - où existe une procédure de discovery ou de disclosure imposant à chacune des parties de communiquer tous les éléments en sa possessions susceptibles d’éclaire un litige) - n’a d’incidence concrète que dans le domaine restreint – et finalement assez rare – des grandes affaires de l’antitrust ? 

Qu’on se le dise une bonne fois : en France, grâce au 145, dans tout domaine impliquant un litige à venir, les parties peuvent se voir accorder l’accès aux pièces de l’adversaire ! Les juristes en charge des affaires contentieuses de leur entreprise le savent bien. L’affaire Technicolor n’a, de ce point de vue, rien d’unique mais elle a le mérite de le rappeler.

 

A propos de la protection des avis des juristes internes :  S’agissant des Juristes d’entreprise, on savait déjà, bien sûr qu’en l’absence de disposition légale le prévoyant, leurs échanges n’étaient pas protégés. Depuis plus de quarante ans, leurs associations professionnelles œuvrent en vue d’une évolution législative en la matière, évolution que viennent malheureusement entraver de navrantes considérations corporatrices, comme viennent de le montrer à nouveau les discussions autour de la récente loi Macron, dernière tentative en date pour faire intégrer dans le droit positif le principe de la confidentialité des échanges en matière juridique.

Ce qui restait en suspens, c’était le sort des avis des juristes étrangers qui, forts d’une règlementation qui ne distingue pas selon que l’on est juriste interne ou externe, bénéficient pour leurs avis du principe de la confidentialité. L’arrêt de la Cour de cassation fixe désormais le droit en la matière.

Dans les groupes internationaux, dont la compétence se fonde sur une communication libre et permanente entre juristes de différentes cultures et nationalités, l’impact est loin d’être trivial.

Plus généralement, même si, au plan strictement doctrinal, l’analyse dont procède l’arrêt n’apparaît pas franchement inattendue en l’état du droit positif, le résultat est évidemment regrettable en ce sens que, d’une part, il méconnait le contexte étranger et où, d’autre part, il ne peut que conduire les entreprises françaises à délocaliser leurs services juridiques dans les pays où existe une véritable protection des avis rendus par les juristes internes. Il s’agit pour les entreprises, rappelons-le, non pas d’organiser la sanctuarisation de leurs  avis juridiques internes, mais seulement de veiller à ce que ces avis, produits avec le professionnalisme et l’intégrité voulus par leurs dirigeants et attestés par l’appartenance de leurs juristes à des organisations professionnelles reconnues et porteuses d’une déontologie propre, soient assurés d’atteindre leur but, c’est à dire de permettre à leurs destinataires de bien comprendre et appliquer la règle de droit.

Enfin, on ne peut passer sous silence le fait que cet arrêt, par sa regrettable clarté, ouvre la voie, dans les litiges internationaux, au forum shopping. Avocats, soyez heureux ! Il vous suffit d’identifier un élément d’extranéité de votre litige avec la France, dès lors l’article 145 vous permettra de cibler la direction juridique de la filiale française de votre adversaire et vous permettra, avec un peu de chance, de tomber sur les pièces qui supporteront votre point de vue. Quelle aberration : voici que les juristes, à qui l’on demande d’assister l’entreprise en les incitant au respect du droit, deviennent les principaux témoins à charge de leur propre client !

Et que pensent les avocats français de tout cela ? Ne devrait-il pas s’organiser un front commun devant une telle aberration, une telle entorse à la compétitivité de nos entreprises ? Vaste question qui pourrait être l’objet d’un prochain article. Peut-être le thème de celui-ci pourrait-il s’inspirer de l’avis de la Commission de déontologie Secret professionnel et Confidentialité du Barreau de Paris qui a considéré, au sujet d’une procédure confidentielle devant la High Court de Londres qu’il incombe aux avocats de respecter les principes de prudence et de loyauté, (…) en s’abstenant de communiquer aux débats judiciaires en France des pièces ou documents qu’ils savent couverts par la confidentialité devant la juridiction anglaise.

Les juristes d’entreprise ne peuvent que regretter que cette recommandation n’ait pas été suivie dans l’affaire Technicolor.  

C’est, pour eux et leurs entreprises, une raison de plus de rester mobilisés sur la question essentielle de la confidentialité de leurs avis.  

 

 

 

 


Publié le 09/02/2017


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